Philippe Moati:

Philippe Moati: "C'est du capitalisme sous la forme la plus crue !"

  /   par David Frade

Membre fondateur de l'observatoire société et consommation, Philippe Moati est également professeur agrégé d'économie à l'Université Paris-Diderot. Solicité régulièrement par les médias pour parler des comportements de consommation et des modifications sociétales qu'ils entrainent, nous nous sommes entretenus avec lui au sujet de l'économie collaborative, de ses consommateur mais aussi des dérives de ce modèle économique alternatif.

L’actualité sur l’économie collaborative est régulièrement alimentée par les acteurs du marché mais aussi par aussi par les politiques, c’est un sujet récurent sur la scène médiatique. Qu’est ce que ça change où plutôt qu’est ce qui va changer concrètement pour les consommateurs ? Ont-ils quelque chose à perdre ?

“Si on se place du point de vue du consommateur, je ne pense pas. A priori c’est plutôt une ouverture d’espace de choix. La consommation collaborative permet, de toute façon, de satisfaire des besoins. Quelques fois de manière plus efficace, souvent de manière moins coûteuse. Personne n’est obligé de consommer de cette manière là… Donc je ne vois, encore une fois que du point de vue du consommateur, que des bénéfices.” Récemment une enquête a été menée aux Etats-Unis sur les consommateurs des nouveaux services de l’économie collaborative qui montrent que les utilisateurs sont majoritairement des jeunes diplomés, urbains et venant de catégorie socio-professionnel plutôt élevé, qui de la France ? “Ça dépend comment on définit la consommation collaborative, mais si on reste sur un périmètre étroit, c’est à dire une mise en relation des particuliers au travers d’une plateforme internet, on a ce même portrait-type. Effectivement, on est devant un profil plutôt jeune (en tout cas pour ceux qui cumulent les pratiques et les mènent à un niveau significatif) avec un niveau de capital économique et culturel relativement élevé. Ça implique une certaine forme de réflexivité d’une part, ce qui explique l’importance du capital culturel. L’âge, lui, s’explique par le double fait que d’abord, il y a un coté technofile dans l’usage et puis les jeunes s’ouvrent à la consommation par définition. C’est plus facile pour eux d’adopter d’emblée cette manière de consommer, tandis que pour les plus âgés ils ont besoin de défaire des habitudes pour pouvoir en adopter des nouvelles. Donc on a, à la fois un effet d’âge et de génération, qui nous ramène aux rapports que peut avoir le consommateur à la technologie.”

"Il y a un motif égo centré ..."

Ce n’est pas paradoxale de voir que les utilisateurs types sont des CSP+ alors que l’un des buts de ces plateformes est l’économie d’argent ?

“Oui, c’est surprenant. On se dit que c’est une manière de consommer qui, dans la plupart des cas, permet de faire des économies, donc on pourrait imaginer que ce sont les ménages les plus sensibles à la contrainte budgétaire qui sont les plus enclins à s’adonner à ce modèle de consommation. Pour certaines formes de consommation, on voit un lien avec la contrainte budgétaire, qui ne se confond pas, d’ailleurs, ni avec le capital économique, ni avec le capital culturel. On peut être relativement à l’aise, financièrement parlant, et ressentir une contrainte budgétaire, ce n’est pas totalement corrélé. La force du capital culturel tient, de mon point de vue, de deux choses: du besoin de maîtriser la complexité de quelque chose qui est complètement nouveau, dans le sens ou les personnes ayant un capital culturel plus faible sont plus accros à l’hyperconsommation traditionnelle. Et il y a un motif égo-centré, le bénéfice pour soi; que ce soit un bénéfice monétaire, de renouvellement de l’expérience consommateur, de participation à des circuits-courts dans l’alimentaire... Ou un bénéfice collectif avec un sentiment, en consommant de cette manière là, de faire un geste pour l’environnement, pour le lien social… voir carrément de s’affirmer dans une posture de résistance par rapport aux valeurs de l’hyperconsommation, d’être un peu à la marge du système. Là, c’est très clairement corrélé avec le capital culturel, cette capacité à prendre un peu de recul sur la signification d’un geste qui, au départ, n’est qu’un geste de consommation”.

Beaucoup pointent du doigt l’ubérisation de la société et ses ambassadeurs (Uber, Airbnb, Blablacar, etc…). Quels sont les dangers de cette mutation sociétales pour les travailleurs ? et pour les consommateurs ?

“Ils ne sont pas sur un pied d’égalité. En ce qui concerne Airbnb, et je met de côté les professionnels qui sont présent sur la plateforme, c’est entre particuliers, chez Blablacar, c’est pareil. Ce qui est pervers dans ces deux cas, c’est que ça aboutit à une marchandisation des rapports interpersonnels, très loin de l’idéal de départ de construction collaborative. Si on prend l'hébergement de particuliers, le premier site en la matière qui a pris de l’envergure c’est Couchsurfing, et on était sur quelque chose de gratuit et uniquement sur le plaisir de la rencontre. Là, on est sur quelque chose qui est peut-être encore associé au plaisir de la rencontre, mais qui induit une relation marchande entre des particuliers. La location saisonnière a toujours existé entre particuliers, mais la elle est menée a grande échelle. Pour le covoiturage c’est pareil, le coivoiturage informel à grande échelle existe depuis très longtemps, souvent sans contrepartie monétaire. Donc Blablacar a introduit une relation marchande entre des particuliers. Mais il y a une vraie différence avec Uber qui met en relation un particulier, avec un professionnel, c’est la grande différence. Et ce professionnel se substitue ici soit à un artisan, chauffeur de taxi, soit à un salarié. Quant à la consommation collaborative, et je ne suis pas sûr que cela s’applique à Uber, si on la définit comme une mise en relation de particuliers, on est pas dans ce cas. On est dans la mouvance de l’économie collaborative, il y a bien une plateforme internet, un renouvellement de la modalité de la consommation mais on est pas au sens strict du terme, dans le collaboratif. Mais c’est quelque chose émergent, au delà d’Uber, il y a des sites de jobbing qui répondent un peu à la même logique. Vous êtes mis en relation avec ce qui vous semble être un particulier mais il exerce une position de professionnel et la on peut y voir une sorte de dérive du rapport salarial tel qu’il a été bâti au fil de l’histoire et souvent de lutte sociale. Ce rapport salarial est quelque part, ce qui protège le salarié des aléas de la vie économique puisqu’il impose un cadre juridique protecteur sur un plan économique et social. Là, on est dans un monde ou des individus individualisé sont confronté à un employeur, seul, sans protection, et le risque est entièrement déposé sur la personne. Donc il y a la une vraie dérive que je trouve assez cocasse quand on voit les réactions vis-à-vis de la loi travail. Cette loi, et chacun en pense ce qu’il veut, vise a flexibiliser le rapport salarial traditionnel; alors que la vraie menace elle est moins dans cette loi, que dans l’extension de ce travail indépendant, qui échappe aujourd’hui à toute régulation.”

"C'est du capitalisme sous la forme la plus crue ! Ils sont là pour gagner de l'argent."

Au final, ces entreprises ne sont-elles pas simplement des capitalistes numérisés ?

“Tout à fait. C’est du capitalisme sous la forme la plus crue. Ils sont là pour gagner de l’argent. Et ils vont gagner de l’argent en développant une forme de mise au travail des individus qui est particulièrement cynique, à mon avis. Donc effectivement, contrairement aux intuitions que l’on a pu avoir au démarrage de toute ces formes nouvelles de consommation où l’on pensait avoir quelque chose d’opposer au modèle dominant, on voit la vraie nature d’une partie de cette consommation collaborative qui est finalement un nouveau tour de passe-passe du capitalisme pour dépasser ce qui entravait sa dynamique. On pourrait en dire la même chose de Airbnb et Blablacar. Ce n’est pas une condamnation, c’est un constat. Ces entreprises ont trouvé un modèle économique très performant, ce qui leur assure une croissance exceptionnelle. Tout cela, parce qu’elles ont basé leur croissance, sur la mobilisation du capital des particuliers. Et pour les entreprises qui sont “totalement ubérisée” c’est le capital des particuliers et le travail des particuliers !” La France n’est-elle pas devant un dilemme ? Accepter l’ubérisation au risque de mettre en péril les droits du travail et d’abandonner des recettes fiscales importantes, ou réglementer au risque de voir s’envoler une opportunité de croissance importante. “Vous avez raison, il y a une forme de dilemme. J’ai l’impression qu’on est devant une forme de mutation importante et structurelle. Depuis près de 30 ans, les règles du jeu du capitalisme mondialisé néo-libérale a contribué à revenir sur les acquis des 30 glorieuses. On tend à une plus grande flexibilité du marché du travail qui trouve une forme extrême dans la mise en place du travail indépendant et qui répond aussi à des aspirations individuelles, c’est ce qui rend la chose aussi puissante. Par ailleurs, sur un plan sociétal, dans tous les domaines, de la vie au travail, ou hors du travail, dans la consommation, les individus revendiquent de l’autonomie, rejette la contrainte et veulent être acteurs de leur vie. C’est ce qui mène au travail indépendant et à la condamnation du salariat qui est associé à une logique hiérarchique ou l’individu est dépendant d’organisation. On le voit chez les jeunes en particulier qui veulent travailler de manière différente et qui va dans le sens du travail indépendant. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’opposer totalement à cette mouvance, qui s’inscrit dans une certaine logique des choses tant sur un plan économique que sociologique. L'enjeu c’est sans doute moins d’entraver cette dynamique que de comprendre que ça implique d’ouvrir un chantier de réforme des institutions, pour ne pas perdre l’essentiel de cette dynamique et garder ce qu’il y a de bon dedans. Offrir de l’autonomie aux personnes, pourquoi pas ? C’est une forme de conquête. Mais il ne faut pas que dans cette quête autonomie on perde la protection. La protection est un acquis important selon moi. Une organisation est mieux à même de supporter le risque qu’un individu isolé. Les indépendants ne sont pas organisés. Les syndicats défendent des salariés, pas des indépendants. Je pense que les pouvoirs publics sont confrontés à un nouveau défi. Non pas simplement de réformer le marché travail, mais de réformer la protection sociale en réalité. Il faut pouvoir permettre à ces nouvelles organisations du travail d’émerger tout en assurant un minimum de protection aux individus, notamment la protection sociale. Ce n’est pas en revenant en arrière, en bloquant les évolutions qu’on va y parvenir, c’est plutôt en accompagnant cette dynamique par une réforme des institutions.” Dans le rapport rendu en février à Manuel Valls, le député Terrasse préconisait la création d’un observatoire de l’économie collaborative. Cette proposition n’a pas été retenu mais le Premier ministre a annoncé le déblocage de 30 millions d’euros pour soutenir les start-up qui font le pari de ce nouveau modèle économique. Ne trouvez-vous pas que la proposition du député était nécessaire plutôt qu’un investissement un peu aveugle ? “Ce n’est pas incompatible. L’idée générale est plutôt que sur le terrain, au plus près de la où les choses se passent, on stimule l’innovation, l’exploration de nouvelles possibilités, et je crois que cela est tout à fait juste. Dans un monde qui change de manière accélérée on a un devoir d’encourager la nouveauté mais d’un autre côté, plus on laisse les choses se faire, plus on encourage les initiatives, plus on a besoin de comprendre ce qui se passe. Donc, mettre en place un observatoire me parait nécessaire, au risque de beaucoup fantasmer sur ce phénomène. À notre échelle, à l’OBSOCO, nous avons mis en place, dès 2012, un observatoire des nouvelles pratiques consommation, justement pour essayer d’abord de mesurer l’ampleur des nouveaux phénomènes et de comprendre pourquoi les gens s’engagent dans cette manière de consommer. Savoir qui, pourquoi, comment… Je crois que c’est nécessaire et on s’est souvent rendu compte d’un décalage entre ce que disent les médias, qui grossissent parfois de petites choses, et la réalité de ces phénomènes. Pour que l’on puisse poser les questions de manière sereine et juste, je pense qu’on a besoin d’avoir des points d’observation rigoureux de ce qui est en train de se passer, au risque de légiférer à tort et à travers et de passer à coté des vrais problèmes. Jouer sur ces deux leviers, encourager les initiatives locales d’un coté et tenter de comprendre ce qui se passe pour agir intelligemment, c’est pour moi la marche à suivre.”

La France n’est-elle pas devant un dilemme ? Accepter l’ubérisation au risque de mettre en péril les droits du travail et d’abandonner des recettes fiscales importantes, ou réglementer au risque de voir s’envoler une opportunité de croissance importante. 

“Vous avez raison, il y a une forme de dilemme. J’ai l’impression qu’on est devant une forme de mutation importante et structurelle. Depuis près de 30 ans, les règles du jeu du capitalisme mondialisé néo-libérale a contribué à revenir sur les acquis des 30 glorieuses. On tend à une plus grande flexibilité du marché du travail qui trouve une forme extrême dans la mise en place du travail indépendant et qui répond aussi à des aspirations individuelles, c’est ce qui rend la chose aussi puissante. Par ailleurs, sur un plan sociétal, dans tous les domaines, de la vie au travail, ou hors du travail, dans la consommation, les individus revendiquent de l’autonomie, rejette la contrainte et veulent être acteurs de leur vie. C’est ce qui mène au travail indépendant et à la condamnation du salariat qui est associé à une logique hiérarchique ou l’individu est dépendant d’organisation. On le voit chez les jeunes en particulier qui veulent travailler de manière différente et qui va dans le sens du travail indépendant. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’opposer totalement à cette mouvance, qui s’inscrit dans une certaine logique des choses tant sur un plan économique que sociologique. L'enjeu c’est sans doute moins d’entraver cette dynamique que de  comprendre que ça implique d’ouvrir un chantier de réforme des institutions, pour ne pas perdre l’essentiel de cette dynamique et garder ce qu’il y a de bon dedans. Offrir de l’autonomie aux personnes, pourquoi pas ? C’est une forme de conquête. Mais il ne faut pas que dans cette quête autonomie on perde la protection. La protection est un acquis important selon moi. Une organisation est mieux à même de supporter le risque qu’un individu isolé. Les indépendants ne sont pas organisés. Les syndicats défendent des salariés, pas des indépendants. Je pense que les pouvoirs publics sont confrontés à un nouveau défi. Non pas simplement de réformer le marché travail, mais de réformer la protection sociale en réalité. Il faut pouvoir permettre à ces nouvelles organisations du travail d’émerger tout en assurant un minimum de protection aux individus, notamment la protection sociale. Ce n’est pas en revenant en arrière, en bloquant les évolutions qu’on va y parvenir, c’est plutôt en accompagnant cette dynamique par une réforme des institutions.”

Dans le rapport rendu en février à Manuel Valls, le député Terrasse préconisait la création d’un observatoire de l’économie collaborative. Cette proposition n’a pas été retenu mais le Premier ministre a annoncé le déblocage de 30 millions d’euros pour soutenir les start-up qui font le pari de ce nouveau modèle économique. Ne trouvez-vous pas que la proposition du député était nécessaire plutôt qu’un investissement un peu aveugle ? 

“Ce n’est pas incompatible. L’idée générale est plutôt que sur le terrain, au plus près de la où les choses se passent, on stimule l’innovation, l’exploration de nouvelles possibilités, et je crois que cela est tout à fait juste. Dans un monde qui change de manière accélérée on a un devoir d’encourager la nouveauté mais d’un autre côté, plus on laisse les choses se faire, plus on encourage les initiatives, plus on a besoin de comprendre ce qui se passe. Donc, mettre en place un observatoire me parait nécessaire, au risque de beaucoup fantasmer sur ce phénomène. À notre échelle, à l’OBSOCO, nous avons mis en place, dès 2012, un observatoire des nouvelles pratiques consommation, justement pour essayer d’abord de mesurer l’ampleur des nouveaux phénomènes et de comprendre pourquoi les gens s’engagent dans cette manière de consommer. Savoir qui, pourquoi, comment… Je crois que c’est nécessaire et on s’est souvent rendu compte d’un décalage entre ce que disent les médias, qui grossissent parfois de petites choses, et la réalité de ces phénomènes. Pour que l’on puisse poser les questions de manière sereine et juste, je pense qu’on a besoin d’avoir des points d’observation rigoureux de ce qui est en train de se passer, au risque de légiférer à tort et à travers et de passer à coté des vrais problèmes. Jouer sur ces deux leviers, encourager les initiatives locales d’un coté et tenter de comprendre ce qui se passe pour agir intelligemment, c’est pour moi la marche à suivre.”

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